L'Incomparable esprit français
L'Incorrigible (1975, de Philippe de Broca, av. Julien Guiomar (gauche) et Jean-Paul Belmondo (droite))
« J'absoudrais un étranger de me sortir un tel sophisme... Mais toi ! Toi, le compagnon de l'ermite, le témoin du sage, toi qui aurais pu être mon disciple si tu n'étais pas que fantasmes et courants d'air. Tes relations sont à l'image de ta vie : navrantes et vaines. Voilà vingt ans que tu te gaspilles entre les hippodrome et les alcôves. Tu abolis le temps.
« Faut s'emmerder, Victor, si on veut faire durer le temps. Moi je peux me regarder des heures dans la glace. Je dégage un ennui... épouvantable. Le teint cireux, les dents jaunes, l'œil glauque. Ajoute à ça des bourdonnements d'oreille et un grand chagrin d'amour. Crois-moi, ça fait les heures longues.
« Toi, tu n'oses même pas te regarder puisque tu es gai ! donc frivole. Donc inconséquent. Victor, tu es une bulle ! Ta vie court comme une eau vive ! Faut dire que la mienne fuit comme un vieux robinet... »
Cette tirade issue du film L'Incorrigible et prononcée par le personnage Camille, interprété par Julien Guiomar, fut un régal à entendre. Comme beaucoup de films de cette période, les textes furent écrits par l'incontournable Michel Audiard.
Dans ces vieux films que je découvre pour la première fois, la langue française redevient belle à entendre ; authentique, vive, distinguée et joueuse ; loin des éructations et des rrr râpés comme une chaîne mal huilée de nos contemporains. Je comprends enfin pourquoi notre langue profite d'une si belle aura à l'étranger ; considérée par les anglophones comme la plus sexy du monde.
Des paroliers virtuoses comme Audiard nous le prouvent, et les bataillons d'écrivains illustres que compte notre histoire aussi : l'homme de lettres agile peut prendre plaisir avec les mots, les faire danser, chanter sans pourtant ni danser ni chanter lui-même de son corps.
La langue d'un peuple dit son état d'esprit et ses intentions.
Vous voulez savoir pourquoi le français se gave d'antidépresseurs ? C'est parce qu'il a perdu son âme.
Il ne l'a pas donnée au diable, non. On la lui a prise.
Et son seul tort, puisqu'il faut bien qu'il en ait un, c'est qu'il s'est laissé faire.
Sans doute était-il trop romantique ; il a cru ce qu'on lui a dit. Le français aime parler il aime donc écouter.
Alors, il s'est assis, il s'est tut ; et sans s'apercevoir de rien s'est retrouvé dépossédé de ses biens.
Oh, il ne s'agissait pas de la commode de grand-mère ni du fusil de chasse du grand-père, non. Encore que... Il s'agissait de plus grave. De plus grave parce qu'il s'agissait de ces choses qu'on ne voit ni quand elles sont là ni quand elles sont absentes ; ces choses de l'esprit qui font se sentir vivant.
L'esprit français s'enfuit parce qu'il n'a plus de corps dans lequel se loger.
Les Lumières se sont éteintes peu après que la fée électricité s'est allumée.
Le pauvre français s'est vu dépossédé de tout. Les réverbères lui ont volé ses étoiles, les trottoirs lui ont volé l'humus et la glaise, les parkings et mégastores lui ont volé ses prés et ses pommiers. Alors l'humeur du français est devenue mauvaise. L'église n'étant plus un lieu de communion et de retrouvailles, la fièvre du samedi soir étant retombée et les familles s'étant charcutées à force de divorces et d'abandons, le français a tombé l'habit du dimanche pour revêtir le costume de la morosité ; ainsi il s'est fait aussi gris et triste que le bitume sur lequel il marche désormais en lieu et place de la terre meuble et des pavés chargés d'histoire de son pays.
« L'expansion, mon vieux. On vit à l'heure américaine. Et il n'y a pas que la ville qui a changé, les gens aussi. Tu ne vas plus rien reconnaître, mon pauvre François. »
(Le Corps de mon Ennemi, 1976)
On dit que l'énergie de la Terre monte par les racines ; mais les pieds du français ne trouvent plus prise ; alors il meurt de se sentir déraciné sur la terre de ses ancêtres.
Je vois les vieux films de Belmondo, Piccoli et Fernandel ; et ce que je vois c'est une France du passé qui déjà craignait d'être dépassée. Face aux boulevards haussmanniens, aux maisons à colombages et aux statues de bronze qui faisaient encore le régal des yeux et sur lesquels on aimait s'attarder, on les voyait pousser au loin, dans le fond parisien, ces golgoths obscènes, ces cubes de béton armé qui ne racontent rien, ces immeubles et ces grattes-ciels sur lesquels la caméra passe vite comme pour ne pas choquer... Avant que la force de l'habitude ne nous les fasse accepter.
Le coup le plus funeste, ce furent sans doute les réformes successives de l'Education Nationale, qui, les unes après les autres, sabotèrent tout ce qui profite à l'intelligence, à commencer – puisque c'est le sujet – par le bon apprentissage de la langue française, sans oublier le latin dans lequel elle puise son essence.
Car les mots soutenaient ce paysage autrefois si beau et sublimaient sa splendeur. Les acteurs étaient pimpants, drôles, toniques, et plus important : ils étaient vrais. Croyez-vous que leurs manières théâtrales et leur grandiloquence desservaient le récit ? C'était tout le contraire ! ils nous inspiraient, nous emportaient avec eux et essaimaient des rêves dans nos têtes aussi sûrement que le vent essaime le pollen au printemps.
Mais après le printemps vient l'automne. Toujours. C'est ainsi. Ma génération est celle de l'automne, et sans doute en avait-elle trop conscience. On lui annonçait déjà toutes les conséquences d'un printemps frivole dont elle devrait supporter la charge, annonçant un hiver long et rigoureux. Et plutôt que de s'y préparer et de faire des réserves, comme il l'aurait fallu, elle s'est laissée aller en profitant des derniers instants de bonheur qu'elle pouvait grappiller. Génération club Dorothée, génération rap et hip-hop, génération nostalgie, génération Y mais surtout : génération désenchantée. Nous sommes nostalgiques d'une France que nous savions déclinante. Nous ne connaissions sa gloire qu'à travers les histoires de nos parents, le cinéma et les livres. Le témoignage des mots et des images est puissant.
On nous a dit : Dieu est mort.
On nous a dit : c'est la crise.
On nous a dit : "Winter is Coming".
On s'est dit : Après moi le déluge.
Les romains, les gaulois, les druides, les chevaliers, les croisés, les mousquetaires, les gentilshommes et les poilus sont morts.
Ils n'existeront plus que dans nos souvenirs, croit-on, mais plutôt que de les pleurer nous devrions nous abreuver de leur histoire. Leur énergie, c'est la nôtre. Ils sont en nous.
L'histoire file droit, c'est ainsi. La France d'avant ne reviendra plus. Mais ce qui peut lui survivre, c'est ce qui a permis son existence et que nous pouvons rappeler à nous : l'esprit français ; un esprit d'esthète conquérant, de héros trublion, de Jacquouille des grands salons, de paysan poète. Retrouvons le panache d'un Cyrano, ravivons la furia francese ! et au diable le déclinisme, le défaitisme, le drapeau blanc et le désamour.
À tous ceux qui aiment la France telle qu'elle fut et abhorrent la France de maintenant, posez-vous une simple question :
ne vous demandez pas : "Comment retrouver cette vieille France d'avant que j'ai tant aimé ?" mais plutôt : "Comment créer cette France nouvelle que je pourrais aimer tout autant."
Telle le Christ, la France sent qu'elle doit mourir pour racheter ses péchés ; je crois que l'issue est proche, et que les sauvages dansent déjà autour de la croix.
Et je crois que, tout comme le Christ elle renaîtra, belle et glorieuse, la fille aînée de l'Église. Vœu pieux, diront les tristes ; mais vœu qui ne demande qu'à se réaliser, encouragé par nos propres actions et notre prise de conscience. La génération Y doit être forte et inspirante. Cessons de nous comporter en enfants et à ne penser qu'à nous divertir. Nos corps d'adultes donnent à voir un triste contraste avec nos comportements régressifs d'adulescents qui refusent de grandir.
Web-série : le Syndic du donjon
Et pourtant… C’est parce que le corps français est si puissant qu’il peut agoniser si longuement sans mourir. Et plus longue est son agonie, plus grande sera sa fureur de vivre lorsqu’il renaîtra, réinvesti par l'esprit qui l'a si longtemps animé ; un esprit neuf, vivifié, rafraichit. Ce ne sera plus tout à fait le même, cela est impossible. Il faudra réapprendre à se connaître, se réapprivoiser. Alors l'union sera prononcée et le futur sera de nouveau désirable.
Gardons la foi, pas seulement en Dieu, mais aussi en nous.
2021-01-14 par Tellurix
Billet d'humeur inspiré par le visionnage du film "L'incorrigible".